Miser sur l'interculturalité: LEVL
Marijke Van Hassel
Avec cette série de récits concrets, Lasso met en lumière des initiatives axées sur l’interculturalité. Marijke de chez Lasso s’est entretenue avec Nooshin Khatami et Aimée Fidèle Mukunde de l’association LEVL. Elles ont échangé au sujet de INSIDE/OUT et sCan&Do, deux projets mis en place par LEVL.
LASSO : Aimée en Nooshin, LEVL est une jeune organisation qui a tout de même une longue histoire déjà. Pouvez-vous nous en dire plus à son propos et à propos du rôle que vous y jouez ?
Aimée : LEVL est née en 2021 de la fusion du Minderhedenforum et de JOIN.Vlaanderen. LEVL, c’est plus qu’un organisme qui défend les intérêts des fédérations et des organisations : c’est une organisation en réseau. Nous aspirons à une société inclusive qui sollicite la participation des citoyen.ne.s flamand.e.s et bruxellois.es issu.e.s de l’immigration, de façon équilibrée. Nous travaillons sur des thèmes tels que le logement, l’emploi, l’enseignement, la participation politique, la non-discrimination et la représentation adéquate. Je suis moi-même active au sein de l’équipe « Bruxelles », qui réalise différentes missions spécifiques avec le soutien de la Commission communautaire flamande (VGC), dont le projet INSIDE/OUT BXL.
Nooshin : Je suis collaboratrice « culture, jeunesse, sport et médias » et membre de l’équipe permanente de sCan&Do. sCan&Do est un programme de coaching et d’inclusion sur mesure qui s’étend sur plusieurs années. C’est le fruit de la collaboration entre le Sociaal Fonds voor Podiumkunsten et LEVL. Dans le cadre de ce programme, nous analysons le fonctionnement des organisations dans le domaine des arts du spectacle, et nous examinons comment elles se situent au niveau de la diversité culturelle, sur différents plans. C’est ce qu’on appelle la phase SCAN. Vient ensuite la phase d’action, appelée phase DO, au cours de laquelle les équipes de l’organisation en question planchent sur un plan d’action réaliste et inclusif. Nous visons une interculturalisation et une inclusion durables, en termes de fonctionnement quotidien et d’identité de l’organisation. Le programme existe depuis 2016 et une nouvelle organisation commence un cycle chaque année.
Aimée : INSIDE/OUT est l’équivalent bruxellois de sCan&Do. En 2019, nous avons lancé deux programmes d’accompagnement dans les centres communautaires Nekkersdal et Elzenhof. Au niveau flamand, sCan&Do collabore avec le Sociaal Fonds voor Podiumkunsten et plusieurs expert.e.s indépendant.e.s. À Bruxelles, nous avons également cherché des structures avec lesquelles collaborer et c’est ainsi que l’Agence bruxelloise de l’intégration civique et Lasso sont devenus nos partenaires.
Quelles sont les étapes du programme d’accompagnement ?
Aimée : Nous commençons généralement par un entretien préliminaire avec les responsables ou le.la coordinateur.rice, car il est important que le projet soit soutenu par l’ensemble de l’organisation. L’idée est vraiment que le.la coordinateur.rice soit présent.e tout au long du processus. Le.la président.e du conseil d’administration doit également marquer son accord. Nous établissons alors un contrat de collaboration, qui stipule que l’organisation dans son ensemble s’engage dans le processus. Un programme complet s’étend sur trois ans. Au cours de la première année, nous menons des entretiens approfondis avec tous les membres du personnel et les collaborateur.rice.s de l’organisation. Nous organisons ensuite une réunion de groupe au cours de laquelle nous nous penchons sur des études de cas ; et nous examinons les réactions dans des aspects spécifiques de l’organisation. L’idée est d’observer l’organisation sous toutes ses coutures : l’offre, la communication, le personnel, la politique RH… Nous étudions même sa localisation.
Une fois que nous avons toutes les données, nous entamons la phase de feed-back et transmettons les grandes lignes de l’analyse à l’organisation concernée. Notre rapport de conclusions constitue le point de départ du plan d’action. Nous soutenons l’organisation dans l’élaboration de ce plan et, après un an de mise en œuvre, nous lui rendons à nouveau visite pour dresser un état des lieux et identifier les difficultés et les points qui nécessitent un soutien supplémentaire.
Nooshin : Un programme sCan&Do dure plusieurs années, ce qui est assez unique. Ce travail sur un temps long permet que, petit à petit, la mentalité du personnel change et intègre progressivement la démarche inclusive dans son travail. Ce qui caractérise ce projet, c’est le fait que l’accompagnement, les ateliers, les séances de travail, sont pensés sur mesure pour l’organisation concernée. Là où d’autres programmes et formations sur la diversité souffrent parfois d’un impact un peu léger, nous prenons le temps de revenir sur les points aveugles de l’organisation, jusqu’à ce qu’ils deviennent visibles. Ce n’est que lorsqu’un problème est visible que l’on peut trouver une solution.
Quelles transitions visez-vous avec ce programme d’accompagnement et à quelle évolution assistez-vous au cours de celui-ci ?
Nooshin : Une transition vers un milieu artistique où les artistes, l’administration qui chapeaute les artistes et le centre de soutien (y compris l’organe de direction) reflètent la société telle qu’elle est, et ce de manière durable. Nous espérons assister à une sorte de prise de conscience, à un constat du fait que la diversification du public est indissociable d’une diversification de la politique du personnel, du lieu de l’organisation (accessibilité et ouverture du centre), des partenaires et donc aussi de l’offre. Prendre conscience que tout est lié peut avoir un impact très important dans l’élaboration d’un plan d’action inclusif.
Nous constatons peu à peu une évolution. Les gens sont de plus en plus souvent conscients de l’urgence d’un changement structurel et de la nécessité de s’adapter à la réalité pour rester pertinents à l’avenir. Les centres savent souvent qu’il existe un vivier de talents créatifs qui pourrait attirer un public varié avec de nouvelles perspectives et de nouveaux cadres de réflexion, mais cette diversité ne se reflète pas dans la politique de personnel en interne, dans le fonctionnement et dans le public. Ce manquement explique les nombreuses demandes que nous recevons pour le programme, à la fois au sein du secteur, et en dehors.
Aimée : J’espère que le centre communautaire Nekkersdal et les autres organisations que nous avons déjà encadrées pourront également servir d’exemple pour d’autres. Il s’agit d’un programme très intensif, nous ne pouvons donc en soutenir que quelques-uns par an, mais nous croyons précisément en cette façon radicale de travailler.
L’an dernier, vous avez encadré deux centres communautaires à Bruxelles. Quel regard portez-vous sur ce processus ? Et où en êtes-vous actuellement ?
Aimée : Ce fut un processus très intensif, surtout avec la pandémie et toutes les conséquences qui en découlent. Nous avons dû faire preuve d’une grande flexibilité. Beaucoup de choses ont aussi dû être organisées en ligne, ce qui n’est pas idéal pour un entretien approfondi, par exemple. C’était encourageant de voir à quel point les participant.e.s faisaient preuve d’ouverture et de volonté. Il y a cependant encore beaucoup de travail, notamment pour déconstruire l’image de la diversité culturelle que les organisations ont.
Entre-temps nous avons pu organiser une évaluation avec les deux centres communautaires. Ceux-ci doivent élaborer leur plan d’action début 2022 en s’inspirant, s’ils le souhaitent, de notre analyse, nos conclusions et nos suggestions. Ils peuvent évidemment encore nous consulter, mais à l’issue de cette étape, nous les laissons se débrouiller. Nous reviendrons vers eux un an après la finalisation du plan.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples de difficultés ou d’obstacles que vous rencontrez ?
Nooshin : Il arrive que les choses se compliquent lorsque le travail d’inclusion exige aussi une réflexion et des actions. C’est à ce niveau que nous faisons le plus souvent face à une résistance, en raison de la fragilité et du déni de racisme et de discrimination. Les gens aiment penser qu’ils ont les idées larges et qu’ils ne sont pas racistes, mais se surprennent encore souvent à penser de manière stéréotypée. La diversité est par exemple encore très souvent associée à la qualité. On pense souvent que la diversification entraînera une baisse de la qualité, ce qui est tout à fait absurde. Malheureusement, trop souvent, on n’aime que ce que l’on connaît. La diversification de la main-d’œuvre reste également un problème : trop souvent, les compétences sont attribuées à une couleur de peau ou une origine. Cette idée apparaît clairement dans les offres d’emploi publiées. Le problème général de la discrimination à l’encontre des personnes issues de l’immigration sur le marché du travail se reflète également dans le secteur artistique.
Aimée : Même si le.la coordinateur.rice ou le.la responsable a décidé de s’engager dans le processus, tout le monde n’est pas nécessairement sur la même longueur d’onde dès le départ. Qu’est-ce que la diversité culturelle, qui dispose de quelles informations… ? Un.e collègue sera très enthousiaste, tandis que l’autre aura encore de nombreuses interrogations. Nous devons tenir compte de toutes ces différences et tendre vers une mise en œuvre concrète dans le plan d’action, afin qu’il soit supporté par l’ensemble du personnel.
Nooshin : De nombreux centres culturels sont encore imprégnés d’un mode de pensée et d’action hiérarchique. Afin d’adopter une approche véritablement inclusive et d’établir un plan d’action inclusif, il convient de se détacher de cette vision et d’impliquer effectivement tou.te.s les membres du centre dans le programme. Cette dimension hiérarchique peut se manifester sous diverses formes. Parfois le personnel est mal informé à propos du programme ou de ses objectifs, parfois les participant.e.s, lors des séances de groupe, n’osent pas aborder les difficultés internes.
Nooshin : Il arrive parfois aussi que les organisations traversent une crise existentielle : veut-on continuer à viser l’élite et s’adresser à une niche ou veut-on élargir notre horizon ? Quelle est l’identité du centre ? Comment maintenir le niveau de notre offre ? Doit-on lâcher prise ou s’accrocher à notre rocher ? Autant de questions légitimes auxquelles nous tentons de répondre avec le personnel de l’organisation.
Aimée : Le processus met parfois en évidence de nouveaux éléments qui posent problème au sein de l’organisation, qui doit alors mettre à jour son propre fonctionnement, d’une part, et œuvrer à la diversité, d’autre part. Cette remise en question donne l’occasion d’intégrer réellement les choses. Je pense à une organisation qui n’avait pas encore d’organigramme : celui-ci a été élaboré au regard des manquements de l’organisation en termes de diversité culturelle. De nombreuses actions vont de pair. Ce mécanisme constitue évidemment un défi de taille.
Quand estimez-vous avoir réussi ?
Nooshin : Personnellement, je considère que c’est un succès lorsque je vois des équipes s’enthousiasmer pour l’action parce qu’elles réalisent qu’il est grand temps de procéder à un changement radical. Dans le secteur artistique (tout comme dans d’autres secteurs), il est crucial de s’adapter à la réalité pour survivre. Refuser délibérément de s’adapter à la réalité dans laquelle on vit, à savoir une société ultradiversifiée, et à la plus-value qu’elle apporte, c’est hypothéquer l’avenir de sa propre organisation.
Aimée : Pas mal de personnes adhèrent au projet. Beaucoup font preuve d’une grande volonté et d’une belle ouverture d’esprit. La coordination se donne également à fond pour tout planifier pour l’ensemble de l’équipe - une donnée qu’il ne faut surtout pas sous-estimer. Le fait que tout ait fonctionné, que tout le monde ait passé un entretien et que tout le monde ait participé aux séances de groupe, c’est aussi un succès en soi.
Nooshin : Ou lorsque des groupes de travail se forment spontanément au sein de l’organisation pour œuvrer à l’inclusion à tous les niveaux. Le simple fait de constater qu’une seule personne essaie progressivement de modifier et d’élargir son cadre de réflexion peut me procurer une satisfaction personnelle.